Lorely présente son premier article. Les membres de notre association proposeront épisodiquement des réflexions sur des sujets aussi divers que variés, tant qu’ils sembleront apporter quelque chose de nouveau à la pensée. Nous croyons à l’instar de Shakespeare en l’universalité, ainsi qu’en la puissance des idées pour révolutionner le monde. Seulement, pour y parvenir, faut-il se lancer dans l’inconnu, voguer vers des rivages inexplorés, sans craindre la tempête. Vers ces rivages inconnus nous larguons les voiles sur notre frêle esquif. Notre voyage philosophique aura pour vocation de saisir, dans le tumulte de notre temps, ce qui pourrait nous amener à mieux comprendre notre humanité. Entreprise bien téméraire, mais il faut bien des Icare pour voir à quoi ressemble le soleil de près. À propos de soleil, laissons place à Léandro, puisqu’il s’agit de s’entretenir à son égard.
Qui est Léandro ?
Personnage de la Commedia dell’arte, Léandro est l’archétype de l’amoureux. Connu sous d’autres noms tels que Flavio, Horacio ou Lélio avec Molière dans L’Étourdi et le Cocu imaginaire, Léandro a aussi son pendant féminin avec Isabella. Mais qu’importe le nom qu’on lui donne puisque son archétype reste toujours le même : Léandro est un personnage secondaire, tourné en dérision pour sa candeur et son innocence.
Il présente néanmoins une particularité peu commune et qui attire notre attention. Léandro ne porte pas de masque. Tous les protagonistes de la Commedia dell’arte en portent un, sauf lui. Étrange exception s’il en est que cette absence de masque.
Les personnages de la Commedia dell’arte obéissent à la logique de l’archétype, dont l’usage culturel remonte sans doute à l’origine de l’humanité. Comme les protagonistes du théâtre antique, les dieux d’Homère et d’Hésiode sont des archétypes. Poètes et dramaturges ont pensé les dieux et les héros selon certaines récurrences psychologiques de l’être humain. Les récits ne relatent rien moins que l’interaction de ces types comportementaux. Leur relation conflictuelle provoque au sein du cosmos ou de la cité des tensions sociales dont le théâtre donne une représentation édifiante, tantôt tragique, tantôt comique. Dès lors n’y a-t-il rien de surprenant que ces personnages types survivent à leur auteur, à leur temps, et se trouvent incarnés sous les traits d’un héros contemporain, dont on ne se soupçonne pas la filiation intellectuelle. Et Lorely soupçonne fortement Léandro d’une telle ascendance. Il faut dire que cette absence de masque constitue un indice de taille…
Quatre catégories de personnages peuvent être distinguées dans l’univers théâtral de la Commedia dell’arte. Les trois premières emportent généralement l’adhésion des spectateurs parce que leurs protagonistes sont masqués et mènent le jeu principal. C’est aussi parmi ces trois grandes familles de personnages que l’on retrouve les clivages sociaux de l’organisation tripartite de la société indo-européenne (laboratores, oratores et bellatores). Travailleurs, clercs et nobles rivalisent d’intelligence, de séduction ou de perfidie pour parvenir à leurs fins.
LES SERVITEURS
Ils sont les valets, les pauvres, les travailleurs. C’est le Zanni, le serviteur originel. Leurs personnages types sont Arlequin, Brighella, Polichinelle, Covielle… Bien que leurs caractères puissent varier considérablement, leur point commun est la servitude, et un certain grégarisme. En termes marxistes, ce sont les prolétaires. Arlequin est un gentil garçon, bon vivant et joueur. Il est dans la mentalité de la Renaissance italienne originaire de Bergame en Lombardie. Brighella est le valet roublard, moqueur des maîtres et des amoureux. Pour certains, c’est un vaurien, pour d’autre un farceur qui tire son épingle du jeu. Lui aussi vient de Bergame, mais, contrairement à Arlequin, son souffre-douleur, c’est un valet de la ville haute. Il ne sert que les plus fortunés. Polichinelle est quant à lui très laid, obèse, menteur, grossier et paresseux ; c’est le Napolitain qui se laisse aller. Covielle est un voyou, charlatan de profession, napolitain lui aussi. Il exerce tour à tour les métiers de poète, de musicien ou de comédien. Il est très apprécié du public. Il a le verbe haut et l’esprit incisif.
LES MAÎTRES
Ce sont les riches, les possédants, les bourgeois. C’est Pantalon ! le marchand vénitien, le financier. Il est ventripotent, mais son gros ventre tient davantage de la « bedaine républicaine » que de la panse plébéienne de Polichinelle. Son caractère est imposant, conquérant ; et Dieu sait s’il aime conquérir les femmes qu’il courtise avec tout l’or qu’il possède. C’est un jouisseur coquin, cherchant à assouvir le moindre de ses désirs. Son corollaire bourgeois est le Dottore. Tous deux sont les parangons de la bonne société, du statut social fantasmé, auquel les valets aimeraient accéder. Le Docteur est lui aussi originaire de Bologne, où est née la première université européenne. Le Docteur aime étaler sa connaissance, quoique sa science se montre souvent inefficiente. Il assène des vérités en laquelle il faut croire sur parole. Il incarne tour à tour le savant en mathématiques, en philosophie ou en médecine… C’est celui qui dicte, dans un latin alambiqué, ce qu’il faut penser. Pantalon et le Dottore se trouvent au sommet de l’échelle sociale, et représentent l’argenté et le sachant.
LES SOLDATS
Que serait cette troupe de valets et de maîtres sans les soldats fanfarons ? Il faut s’imaginer la place insigne qu’occupe l’homme de guerre au cours des Quattrocento et Cinquecento italiens. Le Capitan, qu’on l’appelle Matamore (« tueur de Maures ») ! Spavento (« Épouvante ») ! Fracassa (« Fracasse ») ! c’est le nobliau ; le trait d’union entre les Zannis, le bas peuple et la bonne bourgeoisie. Ce spadassin est le genre occupant espagnol revêtu de sa grosse fraise blanche et laissant bringuebaler sa lourde rapière sur le trottoir. Il a le torse bombé, comme un coq, et se pavane comme tel au milieu de la basse ville et des femmes qu’il séduit en racontant ses faits d’armes, qu’il exagère constamment ou invente de toutes pièces. Il est fier, vantard et consensuel.
LES AMOUREUX
C’est la catégorie à laquelle appartient Léandro, où il est pour ainsi dire son unique représentant. Aussi est-il souvent seul au milieu de cette impétueuse comédie humaine. Ses amours contrariées sont souvent à l’origine de l’action. Reste que tout au long du conflit que déclenche son romantisme à fleur de peau ce sont les zannis, les maîtres et les soldats qui tiennent le premier rôle. Léandro est un peu terne face à ces compères, prêts à tout pour parvenir à leurs fins.
Mais alors, pourquoi n’a-t-on pas simplement affublé Léandro d’un masque d’Amoureux ? Pourquoi fallut-il montrer à la face du monde son vrai visage ? Le visage de l’acteur en l’occurrence. Qui est Léandro qui avance sur la scène sans aucun masque, qui se montre tel qu’il est, sous les railleries des maîtres et des zannis ?
La face sombre de Léandro
Alors que les autres personnages de la Commedia dell’arte dissimulent leur visage sous un masque, pour cacher leurs intentions, leurs sentiments et leurs ruses, souvent retorses, il se pourrait bien que Léandro, à rebours de ses compagnons « dionysiaques », soit l’incarnation de « l’apollinien ». Un « surconscient » qui se connaît que trop bien, passant son temps à s’analyser, à se tenir hors du monde, pendant que l’existence file sous ses yeux.
Léandro ne porte pas de masque. Il se montre tel qu’il est : pur et innocent. Il n’a pas la volonté de tromper autrui, ni de s’enrichir, ni de s’élever au sein de la hiérarchie profane des mortels. Léandro ne porte pas de masque, mais cette innocence candide ne pourrait-elle pas dissimuler une âme tourmentée, à l’instar d’Apollon ? Quand chacun voit dans Léandro un jeune homme anormal aux manières surannées, à la physionomie adolescente, à l’émotivité puérile et par trop spontanée, qui blesse les convenances de la société, nous pourrions légitimement nous demander si Léandro ne viendrait pas à la longue à nourrir quelque ressentiment.
Après tout, le monde entier se moque de lui, même le public. Léandro ne porte pas de masque, mais son innocence pourrait, par une cinglante ironie, devenir un masque pour ceux-là mêmes qui ne voient pas ses blessures d’âme, et ne s’attachent qu’à la surface des choses, c’est-à-dire au masque.
Le masque joue un rôle fondamental dans la Commedia dell’arte. C’est le masque qui induit en erreur et permet au facétieux conspirateur d’évoluer selon ses sombres desseins. Léandro en est dépourvu, comme s’il avait oublié d’en mettre un.
Mais chaque fois que Léandro entre en scène demandons-nous s’il est toujours le même en y ressortant. Y a-t-il un état de pensée « post-traumatique » selon la terminologie psychanalytique chez Léandro ? Nous savons comment réagissent les zannis, les maîtres et les soldats après leurs coups bas, leurs forfaitures : ils maugréent, hurlent, tempêtent, réagissent à chaud, mais Léandro bien qu’il ne porte pas de masque son visage ne laisse rien transparaître. Comment de hautes aspirations, de si nobles sentiments, tournés en ridicule, ne laisseraient pas place à une colère secrète de Léandro ?
Léandro épigone d’Apollon
Vouloir comprendre l’archétype de Léandro, c’est se perdre dans les méandres de la pensée humaine ; descendre dans l’abîme du passé, jusque dans l’imaginaire de la Grèce ancienne, avec son panthéon de dieux et de déesses ; ces autres archétypes. Le nom de Léandro évoque de prime abord le mythe de Hêro et Léandros, la dualité entre l’Europe et l’Asie, séparées seulement par ce mince détroit de l’Hellespont. Alors qu’elle attendait son bien-aimé sur le bord de l’Europe, Hêro, prêtresse d’Aphrodite, vit son beau Léandros emporté par la tempête. Léandros avait pris l’habitude de la rejoindre chaque nuit à la nage, mais n’a pas vu cette nuit-là la lumière qu’Hêro lui avait allumée, celle-ci ayant été éteinte par l’orage.
L’histoire est restée fameuse. Mais le nom de Léandro reste surtout associé à la plus grande dualité qui ait façonné l’imaginaire grec, l’Iliade d’Homère. S’il s’agit en effet de la guerre entre la coalition des cités grecques d’Europe et le royaume des Troyens en Asie, l’ingérence des dieux dans le conflit s’avère décisive. Et c’est Apollon le dieu tutélaire des Troyens, pour ainsi dire, leur principal défenseur. La majorité des divinités du Panthéon soutient les Achéens.
Cette répartition des dieux alliés ou ennemis à la coalition achéenne semble elle-même résulter d’une opposition archétypale. Que l’on pense à Apollon aussitôt nous vient à l’esprit l’image du soleil. Or, cet attribut n’était pas le sien au temps d’Homère. Dans l’Iliade, Apollon est un dieu lunaire. Phébus Apollon avance selon Homère tout pareil à la nuit. Phébus, son épiclèse signifiant « radieux », tient de la face lumineuse de la lune et non des feux du soleil, que lui attribue des siècles plus tard la période classique. Apollon est le dieu Hyperboréen, « de l’extrême Nord ». Ses couleurs sont le blanc et l’or. Son char est tiré par des cygnes, symboles de la royauté. Apollon joue de sa lyre d’or, son arc est d’argent, à l’image de la nuit.
Tout le contraire de Dionysos, qu’Homère évoque dans l’Iliade, mais qui n’y joue aucun rôle. Néanmoins, ses traits de caractère transparaissent déjà et devinrent dans L’E de Delphes de Plutarque l’opposé psychologique d’Apollon. C’est la dichotomie reprise par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Dionysos est un dieu né pour le jour. Il est la force brute, l’action irréfléchie, le bruit : « bákkhos » ! Il est populaire, le dieu du théâtre ; le dieu de la fécondité, du vin, de la fête et des plaisirs charnels. Dionysos « qui agite les femmes » est « couvert des honneurs de leur folie », selon les mots de Plutarque.
Au grand dam d’Apollon ajouterait narquoisement Nietzsche. Apollon ne suscite point le même engouement et laisse indifférentes les déesses du Panthéon. Dans L’E de Delphes, Plutarque met en parallèle l’harmonieux péan apollinien et le bruyant dithyrambe dionysiaque, tout en avançant la théorie de leur complémentarité, voire de leur nécessaire juxtaposition. Théorie fort intéressante, sur laquelle Lorely aura l’occasion de revenir.
Le romantisme apollinien s’efface devant l’orgie dionysiaque ; et celle-ci est ô combien plus attrayante pour le commun des mortels. Mais qui imaginerait un instant Apollon se livrer à de pareilles turpitudes ? Apollon est un prince, il ne porte pas de masque… Il se montre tel qu’il est. Excepté les fois où il se métamorphose dans le but de rendre la justice. Car, oui, Apollon est le dieu-justicier, le dieu-vengeur, rétributeur et préférant, ô cruelle ironie, le chaos d’une guerre totale qu’une paix injuste.
Ainsi commence l’Iliade, avec la figure oppressante d’Apollon, descendant des sommets de l’Olympe, « s’avançant pareil à la nuit », arc sur l’épaule, le carquois rempli de flèches. Ses flèches déchirent le ciel et répandent la peste parmi les Achéens. Pour Achille, Apollon est « le plus funeste de tous les dieux ». Mais « le premier des dieux » lui rétorque son cheval Xanthos, qui met en garde son maître…
Trouble-fête, si Apollon descend de l’Olympe pour propager la peste parmi les armées achéennes, c’est pour les punir de ne pas rendre Chryséis à son père.
Une fois encore, cette attitude apollinienne va à l’encontre de celle de Dionysos, dont les vengeances puériles ne tiennent qu’à ses sautes d’humeur. Dionysos préfère l’émollient confort d’une société décadente au chaos d’une violence révolutionnaire. C’est un Latin au sang chaud, mais pas une tête brûlée. Dionysos se montre parfois un peu lâche et couard (ô Capitan quand tu nous tiens !), tandis qu’Apollon ne recule devant rien. Homère tient Apollon responsable de la guerre de Troie.
Cette confrontation archétypale de l’esprit apollinien avec l’arbitraire des Achéens, et des divinités qui les supportent, ressemble à bien des égards à la rivalité entre Athènes et Sparte. À la guerre du Péloponnèse, au cours de laquelle Sparte défia la grande et puissante Athènes ; Athènes que Nietzsche considère comme la quintessence même de l’esprit dionysiaque de l’Antiquité.
La comédie géopolitique
Les cours d’histoire donnés dans les écoles occidentales sur l’Antiquité grecque se réduisent le plus souvent à l’Athènes classique. Ce n’est pas surprenant. Athènes, c’est l’Occident.
Son regard est tourné vers la mer. Thalassocratique, elle impose ses lois et ses mœurs. Athènes colonise, entre en opposition avec la puissance tellurique de Sparte, comme la coalition achéenne entrait en guerre avec le royaume de Troie. Elle se targue de son commerce florissant, du génie de ses artistes et de ses penseurs. Ses sophistes détiennent la connaissance. Or, ces belles âmes ne trouvent rien à redire de la déchéance morale et physique qui frappe les Athéniens ; moins encore de l’esclavage et de la pauvreté. L’injustice fait naître la philosophie. Lorsque tout va bien on ne réfléchit pas beaucoup. Si Socrate est athénien, c’est parce que les mœurs d’Athènes lui ont donné matière à réflexion. Platon est une anomalie à Athènes, un intrus culturel. Socrate pour sa conception monarchique de la Cité idéale (la Kallipolis), pour son impiété envers les dieux anthropomorphes du folklore athénien et sa piété envers l’Un et le monde des Idées a été condamné à mort. Son panenthéisme lui a valu la ciguë. La philosophie révolutionnaire de Platon prend forme dans le chaos athénien.
Socrate s’assoit au milieu des convives, à l’instar des Spartiates qui mangent assis, et non allongés comme ces riches Athéniens, avachis et obèses, dégoulinants de graisse, sur leurs lits de table. Pétrone ne serait pas dépaysé dans cette Athènes fin-de-siècle. Le Banquet a des airs de Satyricon. Ne nous y trompons pas.
Néanmoins, il serait faux de croire que l’histoire est cyclique : les mêmes causes produisent les mêmes effets, qu’on se trouve en 400 av. J.-C. à Athènes ou en 60 ap. J.-C. à Rome.
Lecteurs, lisez ou relisez les Philippiques de Démosthène. Oui, vous aurez l’étrange impression qu’il s’agit du réquisitoire d’un commentateur médiatique du XXIe siècle et non celui d’un orateur attique. Athènes c’est le monde occidental ; Sparte trouve son héritière dans la Corée du Nord et le royaume des Macédoniens dans l’immense Russie.
Alors que Philippe II nourrit l’espoir de réunir le monde grec sous l’égide d’une grande alliance, afin de mettre un terme aux guerres intestines, les Athéniens lui vouent une haine inextinguible. Ainsi, les Philippiques de Démosthène font l’éloge de la démocratie, face à la monarchie du roi Philippe : « monarchie » au sens grec et platonicien, le « monos arkhía » — « le commandement d’un seul » face à la multitude… des zannis et des maîtres ? des koulaks et des grands-bourgeois ?
Les Athéniens vont jusqu’à contester l’hellénité des Macédoniens. À leurs yeux, les Macédoniens ne sont pas des Grecs mais des Barbares, les sauvages du Nord. Tout les sépare, en effet. Athènes, c’est la cité, la polis ; le royaume de Philippe II, l’ethnè, des peuplades montagnardes à l’organisation politique simple et primitive. Quasiment le modèle social de Rousseau.
Les politiciens d’Athènes sont des nantis, fils de grandes familles. Philippe II est un soldat, proclamé roi par « les Macédoniens », nom de l’assemblée primaire des vieux soldats-citoyens. Son visage porte les stigmates des guerres contre les Thraces, au cours desquelles il perdit un œil. Athènes est un État centralisé. Le grand royaume des Macédoniens est décentralisé. Comble de leur barbarie, les Macédoniens sont pauvres… Ce qui ne manque pas de susciter les sarcasmes et la condescendance de l’agora d’Athènes.
Le fils de Philippe II, c’est Alexandre le Grand.
L’expansion d’Athènes, comme celle de Rome ou de la Venise de la Commedia dell’arte est motivée par la volonté de profit de ses citoyens, petits et grands-bourgeois, en termes marxistes. Elle n’a cure de voir des pauvres plus méritants que ses élites, à la richesse mal acquise ; acquise par l’hérédité, fruit de la prédation des aïeux transmise à leur progéniture.
La psychologie des combattants des deux camps s’en ressent.
Les rangs athéniens ressemblent à s’y méprendre à ceux des Achéens et de ses champions. Achille, libéral, combat à peine pour le groupe mais d’abord pour lui-même. C’est un self-made man, un aventurier avant d’être le serviteur zélé d’un roi. Achille est brutal. Il tient davantage du rétiaire que du chevalier, du Capitan que de Léandro. Aussi, ne nous étonnons pas si nos chevaliers du Moyen-Âge ont désigné Hector parmi leurs modèles d’héroïsme, et non Achille, bien qu’il l’ait vaincu en duel. — Les Neuf Preux sont Hector, Alexandre le Grand et Jules César, pour les héros polythéistes. — Agamemnon et Achille sont quasiment des pirates. Ils pillent les cités paisibles et se partagent le butin. Tel un petit garçon égoïste, Agamemnon veut garder près de lui la jeune Chryséis, aux belles joues, qu’il a kidnappée, et se met dans des états épouvantables lorsqu’il s’agit de la rendre à son père, prêtre d’Apollon. Le rêve de ces spadassins est de saccager Troie aux solides remparts. Ils se jalousent mutuellement. Leur gouvernement est démocratique. Ils vénèrent les dieux non pas par amour mais par la crainte qu’ils suscitent. Le but de leur existence est de jouir de toute chose, dans la mesure du possible et de leur courage.
L’état d’esprit est holiste du côté troyen. Point de prédation ni de lointaine expédition ; c’est de la défense du royaume dont il s’agit. Si Apollon est le dieu-vengeur, rétributeur, par son épiclèse « Sminthée », commandant aux rats, aux serpents, aux germes nocives pour l’homme, il est aussi son protecteur ; à condition que ce dernier soit sage. Apollon devient alors Alexikakos. Illustre épiclèse d’Apollon, dont est issue l’étymologie d’« Alexandre » et celle de Léandro : elle dérive du verbe aux consonances apolliniennes alexō, « défendre, repousser ». L’« Alexandre », et son diminutif « Léandro », est le « protecteur des hommes » ; l’Alexikakos, celui qui « repousse le Mal, le Chaos ».
Aussi est-ce par ce noble surnom qu’Homère évoque le plus souvent le troyen Pâris. Pâris qui, à l’image d’Apollon, combat avec son arc, pour la communauté humaine dont il est le serviteur, le « protecteur ». Comme le sont Hector et les héros qui l’accompagnent. Tous sont les défenseurs du roi Priam, et non des forbans individualistes.
Ainsi les héros troyens finissent-ils par embrasser la psychologie de leur dieu tutélaire. N’est-il pas surprenant de constater combien les dieux sont à l’image des héros qu’ils défendent ?
Comme dans les canevas de la Commedia dell’arte où Léandro, animé par sa fougue amoureuse, provoque un scandale, sinon un conflit au sein de la cité, Pâris-Alexandre déclenche la guerre de Troie parce qu’il est tombé amoureux de la belle Hélène, et qu’il l’a emmenée, à Troie, à l’insu de son frère Hector. Comment ce Roméo de Léandro ou de Páris-Aléxandros — dans le grec d’Homère, — n’eussent-ils pas délivré une princesse détenue par un seigneur indélicat ? Dans le genre Agamemnon et Achille, Ménélas ne semblait guère différent.
Les communautés humaines ressemblent aux figures qu’ils dressent en héros ou en divinité, pour le meilleur et pour le pire.
Un prince à Venise
La nation italienne au XVIe siècle n’existe pas. Une mosaïque de cités-États, de différentes puissances, couvre son territoire. Hormis au sud, où s’étend le royaume de Naples, que se disputent la Couronne d’Aragon et la maison des Valois. Venise est l’épicentre du commerce international, et rayonne sur tout le pourtour méditerranéen. Son prestige est immense.
Sa République est crainte et respectée de tous. Et c’est en son sein qu’ont élu domicile les maîtres de la Commedia dell’arte, Pantalon et le Dottore. Et que les retrouvent les soldats ainsi que les zannis, dont le personnage de la soubrette fait partie. Issue des quartiers populaires, elle a fui la campagne et s’est installée à Venise pour trouver du travail. Cette fière, débrouillarde, piquante et malicieuse Colombine est la fille adoptive de Pantalon. Et l’élu de son cœur est Arlequin.
Au grand désespoir de Pantalon, décidé à marier sa fille avec le Capitan. Celui-ci ayant fait fortune lors de ses nombreuses expéditions militaires est un bon parti. Au reste, Léandro en pince aussi pour Colombine, qu’il essaie de séduire, en vain.
Jamais Pantalon ne consentira à un mariage aussi défavorable. Si seulement Colombine eût aimé le prince Léandro. Bien que sans le sou son rang aristocratique lui eût permis d’épouser sa fille, mais Arlequin ? C’est tout bonnement impossible. Jamais !
Pour arranger les choses, le Capitan s’impatiente, fulmine et tempête : quand pourra-t-il enfin consommer le mariage avec Colombine ? Le Capitan s’exaspère. Toutes les femmes sont à ses pieds, s’évanouissent à son passage, lorsqu’il dresse fièrement sa grosse fraise, appuie sa main virile sur la garde de sa rapière. Et cette soubrette s’obstine à repousser ses avances. Quelle insolente !
Léandro est pour sa part un Werther en puissance. Héros romantique, il ne forcera jamais Colombine à l’aimer, lui qui ose à peine lui avouer son amour. Le visage découvert sous le clair de lune, ses larmes coulent le long de son visage. Colombine ne l’aime pas.
Cette juxtaposition d’amours contrariés, avec toutes ses déclinaisons narratives possibles, forme l’un des canevas les plus captivants de la Commedia dell’arte. La psychologie de ses personnages s’inscrit-elle par ailleurs dans un espace socio-culturel édifiant, dans la Sérénissime Venise, où se place notre scène ; et où les autres villes d’Italie jouent elles aussi le rôle d’archétype.
Le personnage type est en effet indissociable de son origine socio-géographique.
Dès lors, attention au danger de l’essentialisation du personnage type ou du lieu archétypal. Essentialiser le Dottore ou la Venise de la Commedia dell’arte reviendrait à faire de tous les savants des cuistres incompétents et des Vénitiens des marchands cupides. On donnerait alors dans le stéréotype.
L’intérêt est de saisir ce qu’il pourrait y avoir d’universel dans un personnage, et dans son stéréotype de comprendre la mentalité de ses contemporains.
La répartition des traits de caractère de nos héros selon leur origine géographique nous renseigne plus sur l’état d’esprit que sur la véracité sociologique. Or, les interactions humaines résident également dans la sphère de l’imaginaire : si Venise est perçue comme la ville du marchand vénal c’est un élément que l’histoire des idées prend en considération. Qu’importe si l’étude sociologique du passé contredit le stéréotype. Celui-ci façonnait la mentalité à l’heure où nos protagonistes se chamaillaient.
Et en matière de noblesse et de hauteur morale, dans l’esprit de nos personnages nulle autre ville ne saurait rivaliser avec Florence.
Florence fait figure d’exception dans ce paysage imaginaire. Un siècle auparavant, elle fut le théâtre d’une rencontre fortuite entre l’Orient grec et l’Occident aristotélicien. Le philosophe byzantin Pléthon participe au concile de Florence, et sa venue émerveille le maître de la cité, le banquier Cosme de Médicis, qui l’écoute deviser des « mystères platoniciens ».
Faire revivre la pensée de Platon devient la folle et grande ambition de Cosme de Médicis, qui inaugure l’Académie platonicienne en la confiant au jeune philosophe Marsile Ficin. La fréquentent Fra Angelico, Botticelli, Donatello, Cellini, Michel-Ange et Léonard de Vinci.
Or, sans surprise, l’Église voit d’un mauvais œil l’Académie. Malgré l’origine platonicienne de la patristique, Platon est devenu la bête noire de l’enseignement scolastique, au point qu’être soupçonné de platonisme pouvait conduire au bûcher. Néanmoins, pour les penseurs médicéens il serait temps de faire face aux difficultés rencontrées par la foi dans sa relation avec la raison en renouant platonisme et christianisme.
Marsile Ficin est accusé de sorcellerie par le pape et échappe de peu aux rigueurs de l’Inquisition.
Un mot sur Rome. Devons-nous s’étonner de son absence de ce paysage imaginaire ? Le pape ne s’occupe que de scolastique. Et lorsqu’il daigne baisser son regard sur le sort du popolo, la vue de son dénuement lui rappelle avec extase celui du Christ pauvre et souffrant que tout un chacun devrait imiter selon lui. Cela fait une belle jambe à tous nos héros, qui sont bien forcés de survivre dans le monde impitoyable de la chrétienté du XVIe siècle.
Florence révolutionnaire, Florence pionnière. Elle déroute les esprits populaires, comme Léandro déroute ses compagnons masqués. Léandro vient de Florence. Quelle cité eût mieux incarné son caractère ?
Comme la cité fut travaillée par la conception byzantine du pouvoir politique, lorsque le Vieux Cosme était surnommé « le Prince » contre son gré et sans l’être du tout, l’univers de la Commedia dell’arte présente volontiers Léandro comme un prince. Ce qui n’est pas flatteur dans cet imaginaire Renaissance, où la noblesse est tombée en désuétude.
Son kitsch, incarné par le jeune premier, le prince chevaleresque, inspire le ridicule. Bien qu’on assiste à la toute fin du XVIe siècle à une revanche de Léandro, lorsque Shakespeare lui emprunte son archétype et le met au premier plan dans la tragédie de Roméo et Juliette, les vieux romans arthuriens du XIIe siècle se trouvent dépassés par ce qu’est devenue la sociologie de l’Occident.
Un archétype déphasé
À n’en pas douter l’imaginaire romantique de Léandro est intensément médiéval et relève d’un passé récent. Il était encore vivace un siècle auparavant. Notamment chez le dernier grand prince féodal d’Europe, Charles le Téméraire, battu par les courageux et démocratiques cantons suisses.
La défaite bourguignonne lors de la bataille de Morat en 1476 mériterait d’être davantage connue. Elle marque, plus que la découverte de l’Amérique, la fin de l’Europe féodale et le début de notre ère politique. L’Européen du XXIe siècle aurait peine à imaginer la magnificence de la cour de Bourgogne : un royaume de féerie, dont les guerres avec les confédérés suisses sonnent le glas.
Désormais, le chevalier de la Toison d’or ne chevauchera plus par monts et par vaux, sur son blanc destrier, en quête du Graal ou du cœur de sa bien-aimée, qui l’attend, dans quelque majestueux château, pour lui donner le baiser qui scellera leur amour.
Ce temps révolu laisse place à la période dite Moderne. Dorénavant, les sociétés s’étatisent. Un concept inédit tel que la nation germe dans l’esprit occidental. Aussi, pour comprendre le ridicule de cette noblesse à l’époque de Léandro, il faut revenir à ce qu’elle fut.
La vocation militaire était l’apanage de la noblesse. Un privilège duquel les roturiers profitaient en étant dispensés de porter les armes. Bien qu’ils eussent à subir les retombées économiques de la guerre, la plupart des paysans n’avaient pas à s’éloigner de leurs fermes le temps du conflit, ni à s’exposer directement à la mort ; contrairement à leurs lointains homologues de la période Contemporaine. Car le poilu demeurait lui aussi un paysan, arraché à sa ferme par le nationalisme.
Ainsi, en échange de ses valeureux services, le chevalier ne travaillait pas, au sens médiéval du terme. Mais au fil du temps la fonction de « chevalier » est devenue un titre en soi, et un titre non plus personnel mais héréditaire. Les autres fonctions prestigieuses de la caste des combattants ont-elles subi un sort similaire : le « comte » était un haut dignitaire appartenant à l’entourage de l’empereur carolingien, et auquel avait été confié, pour ses compétences militaires, le commandement d’une région. Le « marquis » était chargé de la gouvernance délicate des marches de l’Empire. Comme la plupart des titres nobiliaires, ils étaient à l’origine des fonctions. Leur transmission du père au fils aura gâté ce système social de la tripartition et causé sa dégénérescence.
La monopolisation des honneurs et des titres selon la naissance eut en effet pour conséquence de priver la caste militaire du potentiel d’un roturier désireux de s’engager auprès d’un seigneur. L’ironie est que ce sont dans de pareilles circonstances qu’est apparue la noblesse féodale. Le seigneur recrutait les juventes, les « jeunes » paysans de son fief, et les « nourrissaient » littéralement, les « adoubaient », c’est-à-dire les équipaient, d’armements au coût prohibitif et qu’ils étaient les seuls en droit de posséder et d’arborer : en premier lieu les éperons d’or et l’épée, puis le reste des attributs chevaleresques, le heaume timbré, la livrée seigneuriale, la cotte de maille puis le harnois blanc, etc. Le seigneur faisait de ses « nourris » ses chevaliers, et selon leurs valeurs ses « barons ».
Telle est la genèse sociale de cette noblesse médiévale, dont les codes et la mentalité auront profondément influencé la culture occidentale. Son éclatement survient à la Renaissance, au moment où la haute noblesse relègue le métier des armes à la petite noblesse et aux paysans, qui se voient eux privés de titre. En fait, l’on n’y songe même pas.
L’extension de l’organe d’État ne fut pas sans aggraver cette dérive sociale : les champs de bataille nécessitant de plus en plus d’hommes, l’on fait appel aux paysans, que l’on méprise au demeurant. Des milices roturières pouvaient au besoin se joindre aux combattants nobles, mais celles-ci ne faisaient qu’appuyer l’assaut donné par la chevalerie. L’exploit guerrier, le geste héroïque, arthurien, chanté et idéalisé de choisir dans la mêlée son adversaire et de rompre sa lance contre lui, laisse place désormais à la soumission disciplinaire du soldat, dont les généraux, tous issus de la haute noblesse, se servent comme d’un vulgaire pion sur un échiquier.
La Renaissance peut à présent commencer à tourner en dérision ces nobliaux, avec la figure tonitruante du Capitan, qui tient davantage du soudard que du paladin. Mais c’est sans doute celle de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Mancha dont notre mémoire collective se souvient le mieux. Le génie littéraire de Cervantes tient dans cette parodie sociale des restes des mœurs médiévales. Sa critique met en lumière l’absurde d’une organisation sociale inique et désuète.
Don Quichotte, c’est un monsieur de cinquante ans, grand et très maigre, au cou développé, au nez crochu et portant une longue barbe, somme toute peu commode sous un heaume. Don Quichotte est tout le contraire du juventes, du jeune enfant-adolescent paysan qui, cinq siècles auparavant, nettoyait les écuries du seigneur. Tel était en effet le début de son apprentissage de chevalier. Né dans le voisinage du château, ce petit garçon était surnommé galopin. Et si tant est que son énergie et sa vivacité d’esprit se prêtaient au métier des armes, il entrait alors naturellement au service du seigneur, dès l’âge de sept ou huit ans, sans la moindre considération pour son origine sociale. Tandis qu’il amenait le fourrage aux bêtes et ramassait le crottin on lui apprenait les rudiments de la guerre : le savoir-faire martial, essentiellement le maniement de l’épée et de la lance au dos du destrier, en compagnie des aînés : les écuyers et les chevaliers, âgés pour la plupart de quinze à vingt-cinq ans. Cette formation guerrière, raconte Georges Duby, était somme toute virile, et s’inscrivait pleinement dans la ruralité.
La survie du seigneur féodal dépendant directement de ses hommes d’armes l’on imagine bien qu’il ne pouvait se permettre tout népotisme. Il ne pouvait engager auprès de lui que les juventes les plus doués, les mieux bâtis. Faire d’un jeune homme incompétent un chevalier avec les dépenses d’argent qu’implique son entrée au sein de la caste des nobles était semble-t-il presque impossible aux débuts de la féodalité. De ce point de vue, la féodalité pût être synonyme de méritocratie.
C’est à compter de la transmission héréditaire de la fonction militaire que décline la chevalerie ; et où l’on voit surgir la figure risible de Don Quichotte, rompant sa lance contre des moulins à vent, en compagnie de son écuyer obèse, avachis sur un âne.
Durant la période Moderne la noblesse s’abîme définitivement dans le Néant. Elle inspire le ridicule. Le noble n’est plus le gentilhomme « preux et courtois » lancé sur son puissant coursier mais le gentil monsieur dont le corps veule n’est plus fait pour l’exercice physique. Au XVIIIe siècle, comtes et marquis, barons et chevaliers, ducs et princes ne tombent plus comme des mouches, dans la boue, à Azincourt. Ils sont reclus au palais, et, en bon courtisan, ils se pâment sur les commérages de la cour. La cour n’est plus l’espace mal dégrossi du donjon, où les hommes d’armes, les bellatores, les combattants accueillent pour la fête la gent féminine ; le plus souvent des femmes du peuple qu’ils ont choisies personnellement. La cour devient à partir de la Renaissance un espace féminin, où la dame, bien née, tient le premier rôle, et où l’homme noble ne mène plus de facto une existence virile, au contact de la ruralité.
Il y a bien jusqu’au XVIIIe siècle dans l’entourage aulique du souverain des nobles assignés à des tâches physiques, telles que la prise du gibier, sa découpe, la charge des écuries, la garde du corps, la garde de la porte, etc., mais ces derniers ne se trouvent plus au-devant de la scène, et côtoient de plus en plus de roturiers chargés de ces tâches que la cour daigne d’exercer. Ce qui pose le problème de la cohérence des titres vis-à-vis des fonctions réellement exercées. Le plus souvent des titres tels qu’écuyer ou chevalier sont entièrement vidés de leur efficience sociale. Les nobles n’exercent plus la fonction que suggère leur titre.
Cela est d’autant plus regrettable que certaines fonctions féodales étaient propres au champ de bataille, et résultaient de la disposition des hommes d’armes autour du seigneur.
Les titres à l’époque de Charles le Téméraire coïncident encore aux fonctions réellement exercées. Se déployant sur le champ de bataille, la bannière de Bourgogne est réellement portée par le grand chambellan, l’étendard du prince par le premier écuyer d’écurie, et le pennon du prince par le premier écuyer tranchant, chargé de défendre son seigneur dont il porte la lance. Le serment féodal leur interdit d’abandonner leur chef, et les oblige à le suivre jusque dans la mort.
Après la chute de la féodalité, les nobles ne jouent plus aucun rôle social effectif. Leur noblesse leur interdit juridiquement de « prendre un état », c’est-à-dire de travailler ; exception pour les domaines annexes à leur ancienne fonction de bellatores : les travaux liés à la terre ou le métier de forgeron. Exception toute théorique. Dans les faits, la noblesse continue de vivre des impôts qu’elle lève auprès des populations rurales. Des impôts souvent exorbitants compte tenu des dépenses suscitées par le train de vie fantaisiste de la cour. Chaque année, les toilettes, les habits doivent être renouvelés, et la pension à Versailles coûte cher.
Dans la mesure où la noblesse des périodes Moderne et Contemporaine se targue de l’ancienneté de leur famille, une ancienneté rare et souvent exagérée, mettons-nous un instant à la place de leurs lointains aïeux. Imaginons nos chers juventes du XIe siècle entrer dans le château de Versailles en 1788.
Voilà une bande de jeunes âgés de sept à vingt-cinq ans, avec ses galopins, ses pages, ses écuyers, ses chevaliers fraîchement adoubés et, pour ceux qui ne sont pas encore morts, ses barons. Leur bouillonnement confine à la délinquance, explique Georges Duby. Seule les retient une foi chrétienne où abonde le merveilleux celto-germanique.
Ils croisent dans les coursives du palais les gardes, stoïques, dont beaucoup ne sont que des roturiers, et qui ne participent pas à la fête. Étrange. Les princesses ne courtisent pas les gardes et personne ne leur accorde d’attention. Soudain, ils croisent un monsieur, très noble celui-là, qui porte le titre de baron. Mais à leur grande surprise, ils se rendent compte que celui-ci n’exerce aucune fonction guerrière, et que les combattants défendant physiquement le palais ne portent pas le titre de chevalier ni d’écuyer, encore moins de baron : ils sont des roturiers. Il en va pour toute la cour. Le comte n’est plus le dirigeant du comté, ni le marquis celui de la marche ; et le baron n’est ici rien moins qu’un gentil monsieur plus soucieux de sa mise en plis et de sa toilette que de toute autre considération militaire. Les conversations ne tournent autour que de la mode et des badinages de cour, dont s’émeut notre baron avec moult mignardises et simagrées.
Est-il nécessaire de se demander si nos juventes du XIe siècle, nos jeunes barons et nos fringants écuyers de seize ans, sortis de la cour froide et humide de leur vieux seigneur, se sentiraient à leur aise en 1788 au château de Versailles ? Bouillants comme ils sont, ils attendraient sans doute avec impatience 1789, pour se joindre à la foule… Et au Comité de salut public ?
Léandro se trouve à la charnière de deux mondes. Il hérite d’une culture moribonde. Léandro est anachronique, hors du temps. Il pût être un juventes féodal descendu de son donjon gothique en pleine Renaissance que cela n’y changerait rien. Le temps n’est plus au seigneur large, preux et courtois, « communiste », qui dispense gracieusement sa force et sa justice sur ses terres, qui élève et dégrade les hommes selon leurs mérites et démérites. L’heure est au Prince de Machiavel, aux Borgia, à la realpolitik, à ces notions nouvelles d’État et de nation, même d’opinion publique.
Machiavel avait à ce sujet mis en garde ses contemporains dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : « ce ne sont pas les titres qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les titres. »
Si l’on devait faire un rapprochement psycho-historique, il y a sans nul doute quelque chose qui tient des chevaliers de la Table Ronde dans l’assemblée des « Macédoniens » sous Philippe II, lorsque ces vénérables soldats se concertaient au sujet du roi qu’ils allaient élire.
Imaginez un instant qu’« opérateur du GIGN » ne renvoie plus à la fonction réelle mais à un titre acquis par l’hérédité ? Le bébé vient à peine de naître qu’il est opérateur du GIGN. Ce serait absurde. Comme il serait absurde de céder aux prétentions pécuniaires et morales de Monsieur parce que celui-ci porte le titre, devenu ronflant puisque vide de sens, d’opérateur du GIGN ; alors qu’il n’est ni opérateur du GIGN ni même combattant, mais courtisan à plein temps à la cour.
Nous voilà dans la peau d’un Français de 1789.
Cet état de choses aspire à la révolte, d’où la question : Léandro, ce juventes, cet apollinien prêt à tout, comment pourrait-il ne pas être un révolté ?
Un canevas pour Léandro révolté
Le contexte social auquel se confronte Léandro est tel que celui-ci le tient, malgré lui, dans un certain isolement. Mais derrière le visage impassible, apollinien, quels desseins peut nourrir notre jeune idéaliste ? Tous accablent de dédain Léandro, qui refuse d’embrasser la morale frivole et mondaine de ses semblables. Comment pourrait-il s’y abaisser ? Pourtant, il lui faudra bien un jour ou l’autre prendre place au sein de la société. Une tragédie se profile à l’horizon.
Léandro pense et ressasse la cupidité de Pantalon, l’égocentrisme du Dottore, l’esprit dominateur et opportuniste du Capitan, ainsi que la servilité décomplexée des Zannis. Il manque à notre canevas l’hybris insoutenable qui mettra le feu aux poudres.
Puisque nous voyageons dans l’empire des symboles, choisissons un lieu où s’est déchaînée l’hybris occidentale et un nouvel archétype, l’Autre. « L’Indien » et ce Nouveau Monde qui fit rêver les contemporains de Léandro, tant ses richesses étaient, paraît-il, sans égales.
Admettons que le Capitan ait contracté une dette énorme envers Pantalon et qu’il se trouve hors d’état de payer. Dans cette Italie des clans un meurtre est si vite arrivé. Il doit trouver une solution rapidement, et quelle meilleure solution que de se lancer dans l’entreprise des Indes ? Il rembourserait sa dette, sauverait sa tête par la même occasion, et pourrait, avec un peu de chance, devenir plus riche, bien plus riche que Pantalon, et épouser sa fille, Colombine, dont il est obsédé.
Le Far West commence dans les villes pauvres d’Occident, où le Capitan n’aura aucun mal à appâter quelque banquier pour affréter un galion en piteux état et engager un équipage composé de ces bons Zannis, qui ont du flair. De fins limiers qu’il lâchera dans la forêt amazonienne pour dénicher la légendaire El Dorado. Quant aux Indiens, ils ne devraient en faire qu’une bouchée. Le Capitan compte bien emmener dans son aventure ses autres déclinaisons archétypales, Spavento ! Matamore ! Fracassa !… Ces mercenaires sont des brutes épaisses, lourdement cuirassés et armés jusqu’aux dents, de rapières et de pistolets à rouet. Ils ne font aucun sentiment. Lorsqu’ils ne sont pas en campagne ils battent la campagne, violent, détroussent et terrorisent. Oui, le temps des chevaliers volant au secours de la veuve et de l’orphelin est définitivement révolu.
Toutefois, pour apporter le prestige nécessaire à son expédition, il lui faut cette aura d’aristocratie, que seul Léandro peut lui conférer. Il n’a pas largué les amarres de son misérable galion que le Capitan s’imagine déjà en vice-roi des Indes, en train de se draper dans la robe royale des nouveaux souverains du continent. Près de lui son écuyer, Léandro ! qui plante sur le rivage inconnu la bannière de son jeune royaume et s’exclame, devant l’humanité : « J’ai l’honneur de revendiquer cette terre ! et toutes ses richesses ! au nom de Sa Majesté Le Capitan, par la grâce de Dieu, vice-roi des Indes ! Elle constituera l’ultime Joyau de Sa Couronne ! » Léandro est un chevalier servant au chômage. Presque marginal, ce romantique maudit pleure toutes les nuits Colombine qui ne l’aime pas, ni tous les archétypes d’Isabella par ailleurs.
Quitter la Venise ploutocratique, prendre le large, autant le Capitan que Léandro en ont besoin.
À présent, imaginons cette bande d’aventuriers, menée par le terrible Capitan, ce nouvel Achille, entouré de ses Myrmidons, tous lancés à la conquête des Indes, débarquant de leur galion aux alentours des années 1540, dans une baie enchanteresse : faite de collines verdoyantes, qui dévalent dans l’eau bleu turquoise de la mer. L’Éden. Au milieu des fleurs éternelles paraissent les visages des Indiens. Nos fiers conquérants se jettent à l’eau, et nous épargnons au lecteur le massacre qui s’ensuit.
Les Indiens n’ont opposé aucune résistance. Peut-être l’un d’eux, qui a osé, en plein discours d’annexion du Capitan, lui lancer une pierre, qui a rebondi sur son armure en fer noir. Évidemment, le Capitan l’a immédiatement abattu avec son pistolet. Dans la foulée ces requins de Zannis n’ont pu s’empêcher de courir sus à l’assaut du village des Indiens ; le pillant, avant que ces autochtones aient le temps de cacher tout leur or. À la fin du jour, ils ont trouvé des masques d’or. N’est-ce pas magnifique ? L’expédition a à peine commencé qu’elle est déjà couronnée de succès ! Et ils banquettent, le soir, à la lisière des arbres, afin de célébrer leur éclatante victoire sur les Indiens. « L’Occident peut en effet se targuer d’un ratio de zéro perte contre cent pour les Indiens », écrit avec emphase le journaliste-chroniqueur dans le journal de bord. N’est-ce pas la preuve éclatante que Dieu est du côté des monothéistes ?… Zannis et Capitans n’en doutent pas. Quant à celui qui au terme de sa vie penserait le contraire il pourra toujours aller se confesser, pour rejoindre le Paradis.
C’en est trop, n’est-ce pas, pour notre sensible Léandro ?
Pour la suite de ce canevas tragique, imaginons que cet insociable de Léandro se soit encore éloigné du groupe. Il marche, seul, sur la plage, au milieu des ruines encore fumantes du village des Indiens. Plus loin, à la lisière des arbres, au campement du Capitan se tient le banquet triomphal. Tout le monde déguste avec bonhomie les oiseaux exotiques qu’a chassés Brighella et chante paillardement, jouent avec les masques sacrés des Indiens, dont on se prête à rêver de leur valeur mercantile à la Bourse de Venise. Covielle, espiègle et voleur, hésite à chiper celui qu’on a mis de côté pour le Dottore, qui rédige actuellement une Histoire des Indiens d’Amérique du point de vue légitime de l’Occident. En bon scientifique, le Dottore tient à illustrer son chapitre dédié aux Idoles indiennes avant l’introduction du vrai dieu catholique (au pis, protestant) par un véritable masque d’Indien.
Ainsi va le monde, pendant que Léandro marche silencieusement sur la plage… La perspective de devenir riche ne semble guère le réjouir. Il marche, le visage découvert, sans masque, et, à sa mine renfrognée, il a l’air de bouder. Sa démarche reste fière, altière et grave ; mais cet étrange mélange provoque les plaisanteries badines de ses camarades qui l’aperçoivent au loin. Regardez-le avec son costume d’Amoureux, son visage juvénile qui jure avec ses virils attributs d’écuyer, qu’il a revêtu pour la bataille.
Le Capitan a bien essayé de lui faire un mot d’esprit, tiré de son recueil Citations pour briller en société — le seul ouvrage que feuillette le Capitan, à côté de ses livres de chevet favoris : Comment devenir plus riche que Pantalon (et ce le plus rapidement possible) ? et La Navigation pour les nuls — mais rien y fait. Léandro fait la tête, comme toujours. Comme hier, au cours d’une discussion à propos de Colombine, où le Capitan, pris d’une idée soudaine, s’est écrié : « Léandro ! fais-moi des rimes à la Roméo ! » Léandro lui remet dans l’heure une poésie d’un lyrisme tout à lui, le Capitan la signe : « Ton Jupiter vice-roi des Indes, Ton Mars victorieux des Indiens, Ton Neptune maître incontesté de la mer Océane, Ton Mercure richissime ! » « Colombine tombera en pâmoison à la lecture de cette lettre. C’est certain ! » se récrie le Capitan. Comme toutes les Isabellas, qui soupirent d’amour à la seule pensée de se retrouver dans les bras du Capitan, et auprès desquelles il se forgera une solide réputation de poète. Mais quoi, même en faisant un mot d’esprit, Léandro est reparti, sans rien dire, dans sa cabine. Il est comme un enfant. Selon le Capitan, Léandro ne fera jamais rien de sa vie, et restera toujours en marge de la société. Qu’il aille au diable.
Dès lors, chacun est habitué à voir Léandro jouer en second plan, sur cette scène de la Commedia dell’arte. Il est tantôt amoureux, tantôt boudeur. Mais daignons porter notre attention non plus sur le Capitan et sa troupe, qui banquettent actuellement à la lisière de la forêt, mais sur Léandro, qui marche sur la plage, au milieu des ruines et des cadavres des Indiens : au loin, l’écho des rires et des éclats de voix. Le crépuscule survient. Les nuages s’enfuient tels des vaisseaux d’or et de feu vers l’horizon. Le soleil, mourant derrière les collines boisées du Nouveau Monde, plonge la baie comme dans un rêve bleu. Naissent les premières étoiles, que la noirceur de la nuit ne rend que plus lumineuses. Léandro admire l’Indien, que le Capitan a tué quelques heures plus tôt. Le noble visage de l’Indien l’interroge. Il y voit un alter ego.
Que faire ? L’innocence s’est éteinte au milieu d’une beauté édénique. Sa résurgence dépend d’un acte héroïque. Ça tombe bien, Léandro a l’âme révolutionnaire. Quiconque aimant le bien sait de quel côté se range la justice. Non celle des hommes mais celle qui ne dépend d’aucune volonté humaine. Celle que montre du doigt Socrate lors de son procès.
La valeur d’un acte se mesure à l’aune de la temporalité. L’existence est faite de telle sorte que l’hybris doit d’abord être commise avant d’être l’objet d’une tragédie, et de l’épreuve ennoblissante du héros qui choisit de l’affronter. Pour ce faire, un rideau doit cacher ce que trame une âme rebelle.
C’est ici que rentre en scène notre jeune archétype. À l’instar d’Apollon, Léandro avance, pareil à la nuit, au milieu des siens qui festoient. Et bien qu’entre tous il soit le seul qui ne porte pas de masque, aux yeux de ses semblables la douceur de son visage en est un. Vers le Capitan Léandro s’avance. Léandro tient le rôle tragico-héroïque. En silence, sans mot dire, froidement dans la nuit : Léandro tue son pair, et pour ce meurtre, contre un chrétien, pour ce meurtre qu’il ne confessera jamais, ira en Enfer ; tandis que tous se détourneront de Léandro…
Mais le ciel sait à quoi s’en tenir. En fait, qu’importe que le ciel chérisse Léandro dans le monde de la Commedia dell’arte, un monde dans lequel chacun se range du côté du plus fort, se conforme aux forces physiques et idéologiques dominantes. Si d’aventure Léandro se tire d’affaire sur quelle base devra-t-il poursuivre sa révolution ? Sur quelle assise fonder la cité, si tant est qu’il faille l’établir ?
Ce canevas d’un Léandro révolté pose la question de la liberté. L’homme une fois libre s’approprie ce qui est Autre, puis monopolise tout. Comme le libre-échange monopolise les biens physiques, la mer, la forêt, le sol, l’air, le christianisme monopolise « Dieu », et corollairement la notion de cause première. Ce qui est fort dangereux : affubler d’un masque anthropomorphique la notion de cause première vient à la décrédibiliser, à la cacher. Qui croit en un masque, d’autant plus aux allures humaines ?
Il y a une différence philosophique majeure entre l’homme occidental et l’homme animiste. L’animiste consacre l’or aux artefacts sacrés, symboles matériels de valeurs immatérielles, qu’il arbore selon les rites ancestraux ; tandis que l’individu occidental destine l’or directement à ses doigts, à son cou, à ses oreilles, pour mettre son individualité en avant. Aucune culture ne le détourne de son Soi, ne le tire vers ce qui est Autre, vers l’Ailleurs métaphysique. Sans doute parce que son dieu l’a créé à son image et qu’il l’aime tel qu’il est.
Les maraudes comme les aumônes ne suffisent pas à donner bonne conscience à un Léandro. Conjurer la prédisposition naturelle petite-bourgeoise de l’être humain, son aspiration de vie Biedermeier, son état d’esprit koulak, telle est la véritable révolution à mener. On ne peut laisser libre cours à une pensée qui érige l’égoïsme de l’homme en paradigme, au risque de le voir annihiler le vivant. Si le Capitan ou le Zanni eussent ressenti à l’égard de ce qui est Autre des devoirs et non des droits, jamais ils n’auraient attenté à la vie de l’Indien.
La psychologie humaine est faite de telle manière qu’il lui faudrait pour être équilibrée non pas les « droits de l’homme » mais les « devoirs de l’homme » : ces devoirs ressentis par l’Indien, son animisme premier. Sa conception animiste de la vie, sa certitude que chaque chose physique ou immatérielle contient une autre chose d’ordre universel, capable de rétribution et de vengeance, est la seule pensée à même de conjurer l’égoïsme naturel de l’être humain. C’est la pensée originelle de l’humanité, qui perdure dans certaines régions d’Asie. Pour se promener dans une forêt primaire vieille de centaines de milliers d’années et y vivre, faut-il au préalable que personne de la culture libérale de Pantalon ou du Zanni ait dévasté la forêt pour en faire du Nutella — Nutella sert ici d’archétype-stéréotype. — Si nulle pensée édifiante ne les retient pensez-vous vraiment qu’ils seront psychologiquement en mesure de se restreindre eux-mêmes ? L’histoire nous répond avec un grand non.
Archétype mais pas stéréotype
Gardons-nous de tomber dans le piège de l’essentialisation, au risque de donner dans le stéréotype. Certes, l’archétype renvoie à quelque chose hors de la corporalité humaine, à l’universel. Mais le théâtre et l’existence font qu’on ne peut en percevoir qu’une manifestation relative à la sociologie et à la complexité des profils psychologiques existants. Tous sommes en effet sujets au changement et à notre expérience respective.
L’archétype tant qu’il n’est pas essentialisé échappe à l’écueil du stéréotype et devient pour nous autres un miroir tendu. Il est le fruit culturel de l’introspection humaine, et nous met en garde en accentuant les défauts et les travers d’une personnalité.
L’archétype peut prévenir l’hybris, mais aussi la provoquer si la pièce jouée distille des idées méconnues du public. Jouer la tragédie amoureuse d’un dealer et d’une fille de cité, séparés par leur appartenance à deux bandes rivales, et plongés dans la société post-moderne, où sévissent la brutalité, la drogue, l’alcool, la pornographie, la grossièreté, l’argent et la malbouffe, acculturerait la société première épargnée de tous ces maux. Jouer cette tragédie en la transposant à sa culture animiste et en ne gardant que les archétypes de l’Amoureux et leurs équivalents du Capitan, du Maître et du Zanni dévoilerait cette fois des personnages dont l’éthos diverge avec la réalité psychologique des individus animistes. Si le Capitan, le Maître et le Zanni étaient nés au sein de la société première, ils se seraient conformés à l’idée dominante de la société animiste : à savoir que chaque élément existant, physique ou immatériel, est capable d’une justice rétributive. Leur comportement changerait du tout au tout, en gardant leur nature psychologique. Notre archétype de l’Indien ne diffère du Capitan, du Maître et du Zanni que culturellement. L’Indien, c’est un Capitan, un Maître ou un Zanni qui craint la nature, le cosmos, et la respecte par conséquent.
Au sein de la société première, ce n’est pas un dieu anthropomorphe, équivalent d’Apollon le redresseur de torts, mais la nature, le cosmos, qui se charge de la rétribution des actes. Apollon et le Dieu catholique-protestant relèvent d’une représentation anthropomorphique de la némésis, de la justice rétributive. Or, il y a une corrélation entre l’agnosticisme et la représentation anthropomorphique de la justice rétributive. Faire du cosmos un espace régi par une puissance humaine est sans doute l’hybris originelle de l’Occident. Ce processus a accouché d’un monde où le sentiment de droits à l’égard du vivant prédomine.
C’est là qu’on touche aux limites du dialogue interculturel et à la relativité artistique de l’archétype : qui dit que le comportement perturbateur, banal en Occident, de l’égocentrique Capitan ne puisse représenter aux yeux de la société première une hybris plus grave que la rivalité funeste de deux bandes ?
Lors des premiers contacts de l’Occident avec le Japon, la musique joyeuse, insouciante, dionysiaque, des matelots américains et européens inquiétaient les Japonais animistes : tant d’insouciance n’est-ce pas offenser le cosmos ?
Les archétypes par leurs formes, leurs vêtements, leurs phrasés peuvent être difficilement transposables vers d’autres temps et sous d’autres cieux. Au sein même d’une génération les individus s’ignoreront s’ils appartiennent à des classes sociales différentes. Qui né avant 1990 pourrait réellement comprendre le parcours social d’un millénial ? Le kitsch de Gaspard et de Séraphine n’est pas le même que celui de Kevin et de Cindy. Y a-t-il besoin de citer leur ville respective ?
L’on est là dans le stéréotype, mais comme nous l’avons vu la frontière est étroite entre l’archétype et le stéréotype. Elle est également poreuse et laisse passer nombre d’images et d’idées équivoques. Un archétype touche au but dès lors qu’il confine à l’universel ; que ce qu’il véhicule se trouve aussi vrai dans la Grèce d’Homère ou la Rome de Pétrone que dans le reste de l’humanité, toute époque confondue. Tandis que le stéréotype s’arrête simplement sur une forme récurrente, l’archétype s’incarne dans un personnage dont la psychologie est récurrente, et dont les formes ne sont que fortuites, liées à des aléas culturels. Bien qu’il y ait souvent une part de vérité dans le stéréotype, celui-ci ne saurait être universel, car il ne s’attache qu’à une récurrence superficielle.
Prêter attention uniquement aux formes socio-culturelles de Pantalon reviendrait à faire de tous les marchands des personnes égoïstes et cupides ; ce que l’existence de Cosme de Médicis viendrait immédiatement démentir. Pantalon serait ici réduit au stéréotype. Mais s’il n’est pas essentialisé, si le spectateur prend du recul et considère Pantalon sous l’angle de la psychologie humaine telle qu’elle se manifeste dans la culture occidentale, en la relativisant à l’universel alors Pantalon devient l’archétype du marchand occidental. Et son archétype confine à des logiques universelles : les marchands du Japon animiste deviendraient Pantalon si ceux-ci grandissaient à Venise.
Mais il se trouve que notre Pantalon est difficilement transposable dans une culture animiste, comme le sont Capitan et les Zannis. Leur rapport utilitariste au vivant, leur matérialisme les en empêchent. Ils se cachent sous un masque. Or, un masque peut potentiellement induire en erreur. D’où l’intérêt pour le personnage de Léandro. Il a traversé les millénaires.
Il est, plus que ses condisciples de la Commedia dell’arte, un personnage atemporel et universel, auquel les canevas peinent à lui donner une place sociale bien définie. Il n’est pas tout à fait le prince aristocratique. Mais il n’est pas non plus un zanni, ni un bourgeois, ni un capitan. Qui est-il alors ? Il est la personnification même de l’amour, et ce sentiment est universel. Alors que les Zannis, les Capitans et les Maîtres ne sont pas transposables dans toutes les cultures, Léandro l’est davantage.
Avant qu’il rentre en scène, ôtez-lui son haut-de-chausses, sa toque et son fleuret pour lui enfiler un costume Hugo Boss ou un perfecto, et il sera contemporain.
On en a fini avec toi, Léandro !