Connaissez-vous cette contrée que l’on a longtemps surnommée « la perle de l’Extrême-Orient », ce beau pays traversé du nord au sud par la route mandarine ? Si vous aviez découvert le Vietnam en 1923 lors de la saison sèche, vous auriez sans doute croisé un autre voyageur, Roland Dorgelès. Comme lui, vous auriez parcouru des paysages d’une majesté méconnue, des plaines rizicoles humides et verdoyantes comme l’émeraude, entourées de montagnes abruptes couvertes de forêts primaires, exhalant selon les saisons des parfums capiteux qui vous enivrent, et que sécrètent ces nuées de fruits sauvages et de fleurs multicolores. Vous vous seriez sans doute senti comme Bougainville à Tahiti, retombé dans l’état primordial de l’humanité que reconnaît aussitôt notre instinct malgré le poids des siècles qui nous sépare de cet âge d’or ; nostalgique de cette vie pastorale, inchangée depuis le Néolithique dans certains de ces villages vietnamiens.
Mais en 1923, il y avait la colonisation. Et il eût bien fallu à un moment que vous croisiez cet espace béant laissé dans la forêt primaire. Comme Roland Dorgelès, vous seriez sorti de votre automobile, et, en regardant autour de vous, vous auriez en fait découvert Doc-Loï : « Jadis, écrivait Dorgelès, Doc-Loï, qui se dresse sur la montagne muong, était entouré d’arbres gigantesques, qu’un édit du Trône interdisait d’abattre, et des paons sauvages venaient traîner leur robe ocellée jusque devant le temple… Aujourd’hui les arbres sont coupés, les paons partis, bientôt les pèlerins suivront et ce sera, sur la vieille terre d’Annam, un autre temple désert que les touristes photographieront, sans remarquer que les Dieux n’y sont plus… »
Toucher au temple c’est s’en prendre à l’intimité de l’Autre, qu’Il vive au Vietnam, en Polynésie ou ailleurs.
Mais c’est ce qu’a fait l’Occident partout où il s’est imposé.
Certains pensent de bonne foi que la colonisation a été bénéfique, qu’elle a apporté le progrès à l’humanité. Comme Aimé Césaire, nous pensons à ces « millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. » Nous étions en 1950, et le concepteur de la négritude lançait son Discours sur le colonialisme.
« Trop tard » pourrions-nous nous rétorquer : l’ancien monde est révolu avec ses habitants dont la mort a abrégé la souffrance. « Faisons avec le monde actuel et oublions le bonheur perdu ». Or, par un étrange revirement de situation (dont seule l’histoire a le secret), c’est une cause perdue que celle de l’Occident, et non celle de la société traditionnelle. Oui, l’état actuel de notre civilisation ne durera pas éternellement. Être incapable de donner un sens à l’homme et à l’univers, tout en exploitant à outrance une nature agonisante, est de mauvais augure. Synonyme d’affrontements entre pays, de migrations de masse, de développement du surpoids, d’isolement social, de taylorisation du vivant ; sans compter le fléau des troubles psychiques qui affectent les populations occidentales et occidentalisées.
Personne n’est à l’abri du matérialisme qui accompagne la colonisation. Roland Dorgelès l’avait déjà remarqué en 1923, observant l’acculturation qui ravageait la pensée des Vietnamiens : « L’Annamite – j’entends celui des villes, qui fréquente nos écoles et vit au contact des Français – est actuellement désaxé. Il échappe à la doctrine ancestrale […] Et, n’obéissant plus à la morale des ancêtres, il ne se soucie maintenant que de bien vivre. »
Comment remédier à cet état de choses ?
Il ne s’agit pas seulement de conserver un patrimoine que les dieux ont déserté, mais de redonner au temple ses idoles et ses totems.
André Malraux annonçait que « la tâche du prochain siècle sera d’y réintégrer les dieux ». Nous y sommes au prochain siècle, au siècle de la résurgence des idoles et des totems !