Le 4 juillet 1885, à la tombée de la nuit, la ville de Huê s’apprêtait à devenir le théâtre d’une bataille dont l’issue devait à tout jamais sceller le sort de l’Empire vietnamien et de l’Asie du Sud-Est. Tout au long de la nuit, Français et Vietnamiens s’affrontèrent de part et d’autre de la rivière des Parfums, au cours d’une bataille meurtrière. Malgré une résistance héroïque, la capitale des Nguyên finit par tomber aux mains des forces expéditionnaires françaises, scellant ainsi le sort du Vietnam.
Plus qu’une simple conquête, cette victoire de la République française impliquait des enjeux cruciaux pour le futur de l’humanité, puisqu’elle devait asseoir définitivement la suprématie culturelle de l’Occident en imposant le christianisme en Asie orientale, la dernière aire culturelle animiste du globe.
Mais alors que tout espoir semblait perdu, le jeune empereur du Vietnam, Hàm Nghi, parvint à s’échapper de la Cité Pourpre Interdite, grâce à l’audace du régent Ton That Thuyêt, et à semer les redoutables troupes de la République, lancées à leur poursuite.
Après avoir réussi à se réfugier dans la forteresse secrète de Tân So, située dans les zones reculées de la cordillère Annamitique, Hàm Nghi et Ton That Thuyêt, accompagnés de leurs fidèles serviteurs, étaient décidés à poursuivre la résistance.
Dès leur arrivée, le 13 juillet 1885, un appel solennel était lancé depuis la forteresse et relayé aux quatre coins du Vietnam occupé : ce cri du cœur était l’appel à « Aider le Roi ». Cette proclamation apparut dès lors comme une lueur d’espoir dans un royaume assombri par la défaite, et provoqua un regain de ferveur parmi les sujets de Hàm Nghi, qui redoublèrent alors de courage et de détermination pour préserver leur culture ancestrale face à l’envahisseur. Le Cân Vuong, premier mouvement de résistance vietnamien, naissait et préfigurait un esprit de résistance qui perdurerait un siècle durant, nourrissant génération après génération les rêves d’un peuple qui ne se soumettrait jamais.
Aussi avons-nous à cœur de partager avec les lecteurs de Lorely notre traduction de la Proclamation de l’empereur Hàm Nghi, parue dans le dernier numéro de la revue de la Société Française d’Histoire des Outre-Mers. Malgré son importance historique capitale, la proclamation n’a encore jamais fait l’objet d’une traduction du chinois classique au français. Après deux ans de travail palpitant, nous avons remédié à cette lacune et tenons à présent à remercier chaleureusement la revue Outre-Mers après la longue et savante expertise que ce texte mandarinal a exigé, sans oublier l’équipe de l’École doctorale « Littératures françaises et comparée » de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. L’annonce qu’elle a bien voulu diffuser, il y a maintenant deux ans, aura permis de nous réunir dans le but de réaliser cette traduction.
Notre pensée va également à l’historien Charles Fourniau. Sans son œuvre scientifique, nous n’aurions probablement jamais eu connaissance de la Proclamation et de son influence décisive dans la résistance vietnamienne.
La proclamation de l’empereur Hàm Nghi
Traduction inédite du premier texte de la résistance vietnamienne, la proclamation de l’empereur Hàm Nghi lancée le 13 juillet 1885, depuis la citadelle de Tân So, à l’adresse de tous ses sujets.
Proclamation,
Depuis des temps très lointains, il n’est en matière de stratégie que trois recours possibles, l’attaque, la défense ou les pourparlers. Faute de pouvoir lancer une attaque, d’établir une défense suffisamment forte et de traiter avec un ennemi aux exigences insatiables, en de pareilles circonstances, éprouvant mille et dix mille difficultés, fut prise notre édifiante résolution. Si le Grand Roi s’est retiré à la montagne Qi et si le Mystérieux Vénéré s’est rendu dans la province de Shu, c’est bien que des hommes, dans les temps anciens, ont résolu de recourir au même expédient.
Il n’y a guère longtemps que le désordre sévissait dans l’Empire, et que Je succédais au trône malgré mon jeune âge. Me vouant entièrement à notre essor et à notre indépendance, Je ne poursuivais aucun autre dessein, jusqu’à ce que les Français nous attaquent de nouveau, sans raison. La situation se dégrade de jour en jour ; depuis que leurs vaisseaux affluent sur nos côtes et revendiquent des droits innommables. Les accueillant selon nos coutumes, celles-ci ont été repoussées sans ménagement. La peur afflige désormais les habitants de la capitale. Le danger nous guette de l’aube au crépuscule. Mais les ministres régents veillent sur notre Royaume et notre Dynastie.
Plutôt que de baisser la tête, de céder aux menaces et de manquer une occasion d’avoir l’initiative, nous avons préféré prendre nos ennemis de vitesse, en devançant leur attaque. Même si le cours des événements ne nous a guère laissé le choix, toutes les actions entreprises jusqu’à maintenant s’avéreront fort utiles par la suite. Nous aviserons toujours en temps voulu. Tous ceux qui partagent notre inquiétude ont sans doute déjà pris leurs dispositions. Qui en ce moment même ne serre pas les dents de rage et n’a les cheveux qui se hérissent d’indignation à la vue de nos envahisseurs ? Quel homme ne veillera plus sous les armes, ne battra solennellement des rames, ne ravira la lance de son ennemi et ne charriera des monceaux de briques ? Telle sera notre réaction ; à l’image des ministres, qui ne servent la Cour que pour accomplir leur devoir envers le Bien, dussent-ils le payer de leur vie. Hu Yan et Zhao Cui de Jin, Guo Ziyi et Li Guangbi des Tang, tous ces noms surgis du passé ne sont-ils pas ceux de héros qui nous en ont donné l’exemple ?
D’une Vertu inférieure, Je n’ai pu empêcher le désastre de se produire : la capitale est tombée, le palanquin de nos Mères aimantes sur le chemin de l’exil. La faute M’incombe entièrement. La honte et l’effroi Me submergent. Mais que subsistent les liens vertueux qui nous unissent, que les seigneurs et dignitaires de l’Empire, petits ou grands, ne M’abandonnent pas, que les sages recourent à leur sagesse, que les braves fassent montre de leur bravoure, que les riches offrent leur richesse et nos compagnons d’armes ne reculeront devant aucun péril. N’est-ce pas là notre devoir ?
Que ceux qui voleront au secours de l’Empire, bravant la tempête et les trombes d’eau sur la montagne, n’épargnent pas leurs efforts. Si le Ciel a dans son cœur le dessein de nous venir en aide, alors nous ramènerons l’ordre et l’harmonie, en lieu et place du chaos et du danger, dans notre territoire que nous reprendrons. C’est le moment ou jamais. La félicité des temples des Ancêtres et des Esprits de la terre est celle de tous leurs bons et loyaux serviteurs. Nos destins sont liés jusque dans nos peines et dans nos joies.
Mais si le peuple redoutait la mort plus qu’il n’aimât son Souverain, s’il pensait davantage aux siens plutôt qu’à l’Empire, les ministres trouveront des prétextes pour se dérober, les soldats déserteront, les petites gens n’éprouveront plus de bonté pour servir l’intérêt général, et les lettrés renonceront à la Lumière pour les Ténèbres. Tous pourraient se résigner à leur sort, mais ils ne seraient plus que des bêtes, affublées d’un chapeau et d’une robe. Comment pourrions-nous l’accepter ? De généreuses récompenses ainsi que de sévères châtiments seront donnés en exemple par la Cour. Ne faites pas ce que vous pourrez regretter. Obéissez avec déférence.
Respect à cet ordre,
Ère Hàm Nghi, première année, sixième mois, deuxième jour
La Proclamation originelle rédigée en caractères traditionnels chinois
Voir « Xianyi Di zhao er 咸宜帝詔二 », dans Zhongguoshixuehui 中國史學會 (dir.), Zhongfa zhanzheng 中法戰爭, t. 7, Shanghaï, Shanghai renmin chubanshe, coll. « Zhongguo jindaishi ziliao congkan » 中國近代史資料叢刊, 1957, p. 474-475.
諭:
自古馭戎之策,不出戰、守、和三者而已。戰之則未有其機,守之則難期得力,和之則所求無厭。當此事勢千難萬難,不得已而用權,太王遷岐,玄尊幸蜀,古之人亦有行之者。
我國邇來偶因多故,朕以沖齡嗣位,其於自強自治,不暇為謀。西派橫逼,現情日甚一日。昨者他兵船增來責以所難 ;照常款接,一不之受。都人震懼,危在旦夕。謀國大臣深惟安社重朝至計,與其俯首聽命,坐失先機,曷若伺其欲動而先應之 ? 縱然事出無奈,猶得有此今日之舉,以圖善後之宜。亦係辰勢起見。凡預有分憂者,想已預知。知而預為之,切齒衝冠,殲仇敵愾,誰無是心哉 ? 枕戈擎楫,奪槊運甓,亦豈無其人哉 ? 且人臣立朝,徇義而已,義之所在,死生以之。晉之狐偃、趙衰,唐之郭子儀、李光弼,古何人也!
朕涼德,遭此變故,不能竭力斡旋,都城淪陷,慈駕播遷,罪在朕躬,慚惶無地。惟倫常所係,百辟卿士,無大無小,必不朕遐棄:智者獻謀,勇者獻力,富者出貲以助軍需,同袍同澤不辭艱險,當如何而可 ? 扶危持顛,亨屯濟蹇者,不靳心力,庶幾天心助順,轉亂為治,轉危為安,得宇歸疆。此一機會,尊社之福即臣民之福,與同戚者與同休,豈不韙歟 ? 若夫愛死之心重於愛君,謀家之念切於謀國,官則托故遠避,兵則離伍潛逃,民則不知好義急公,士則甘於棄明投暗,縱能偷生世上,衣冠而禽犢,胡忍為之 ? 醲賞重罰,朝廷自有典型,毋貽後悔!其凜遵之!欽此!
咸宜元年六月初二日